par Mihran Dabag, directeur de l’Institut de la diaspora et de la recherche sur les gթԹ.nocides, facultթԹ. d’Histoire, universitթԹ. de la Ruhr, Bochum
Le Parlement franթԹ«ais vient de pթԹ.naliser la nթԹ.gation des gթԹ.nocides officiellement reconnus par la France, ce qui est notamment le cas du gթԹ.nocide des ArmթԹ.niens de l’Empire ottoman. Et des voix s’թԹ.lթԹ—vent, particuliթԹ—rement en Turquie, pour dթԹ.noncer le prթԹ.judice ainsi apportթԹ. aux principes des sociթԹ.tթԹ.s dթԹ.mocratiques, car cette loi affecte, voire mթԹ՝me limite, le droit fondamental թԹ la libertթԹ. d’expression.
On souligne ainsi le fait que les positions turques ne constitueraient pas une nթԹ.gation de la rթԹ.alitթԹ. du gթԹ.nocide, mais plutթԹԲt l’expression d’une opinion, d’une explication des faits. Cet argument repose en particulier sur la demande rթԹ.pթԹ.tթԹ.e de la Turquie de constituer une commission d’historiens, chargթԹ.e de clarifier les թԹ.vթԹ.nements.
Pourtant, indթԹ.pendamment du fait que l’absence allթԹ.guթԹ.e de clartթԹ. historique constitue par elle-mթԹ՝me un թԹ.lթԹ.ment central de la pensթԹ.e rթԹ.visionniste, car les historiens ont depuis longtemps apportթԹ. la preuve du gթԹ.nocide, le point de vue juridique va au-delթԹ de la question de la factualitթԹ. historique du gթԹ.nocide. ConsidթԹ.rant la question de la lթԹ.gitimitթԹ. de la dթԹ.cision franթԹ«aise concernant le critթԹ—re de la libertթԹ. d’expression, il s’agit de vթԹ.rifier s’il existe aussi une protection de l’opinion lթԹ oթԹդ l’on se rթԹ.fթԹ—re թԹ la libertթԹ. d’opinion. Le problթԹ—me principal rթԹ.side dans le fait qu’il n’existe prթԹ.cisթԹ.ment pas une telle protection de l’opinion. Car d’une part, la nթԹ.gation du fait que la dթԹ.portation et l’extermination des ArmթԹ.niens de 1915 թԹ 1916 constituaient une politique dթԹ.libթԹ.rթԹ.e du rթԹ.gime Jeune-Turc correspond թԹ un objectif politique de la RթԹ.publique turque lourd de consթԹ.quences, notamment juridiques, car la persistance sur la facticitթԹ. historique du gթԹ.nocide peut causer des poursuites pթԹ.nales. D’autre part, pour les Etats europթԹ.ens surgit la nթԹ.cessitթԹ. d’agir car la RթԹ.publique turque a rթԹ.ussi, au cours des cent derniթԹ—res annթԹ.es, թԹ faire considթԹ.rer toute dթԹ.claration issue d’un Etat europթԹ.en comme une insulte թԹ la Turquie et une ingթԹ.rence dans ses affaires internes.
La dթԹ.cision franթԹ«aise de pթԹ.naliser la nթԹ.gation du gթԹ.nocide des ArmթԹ.niens ne sert pas թԹ constater un fait historique, mais protթԹ—ge le savoir historique sur l’թԹ.vidence du gթԹ.nocide. Il ne porte pas un jugement sur l’histoire, mais protթԹ—ge une rթԹ.alitթԹ. historique. Une telle maniթԹ—re de penser n’est pas թԹ.trangթԹ—re au droit allemand, si l’on considթԹ—re par exemple les bases juridiques de la pթԹ.nalisation de la nթԹ.gation de la Shoah en Allemagne (paragraphe 130 alinթԹ.a 3 du Code pթԹ.nal).
Ainsi, la Cour constitutionnelle allemande s’est en particulier intթԹ.ressթԹ.e թԹ la question de la violation du droit fondamental de la libertթԹ. d’expression. La Cour distingue entre les opinions et les affirmations factuelles, en considթԹ.rant que ces derniթԹ—res ne peuvent թԹ՝tre protթԹ.gթԹ.es que si elles permettent la formation d’une opinion. Selon la Cour, une dթԹ.mocratie n’a en principe aucun intթԹ.rթԹ՝t թԹ protթԹ.ger des affirmations factuelles erronթԹ.es, car celles-ci ne contribuent pas թԹ la formation d’une opinion au sein de la sociթԹ.tթԹ.. La Cour constitutionnelle a donc considթԹ.rթԹ. dans son arrթԹ՝t du 13 avril 1994 que la pթԹ.nalisation de la nթԹ.gation de l’Holocauste ne portait pas atteinte թԹ la libertթԹ. d’expression, car une affirmation autant թԹ.loignթԹ.e de la vթԹ.ritթԹ. ne constitue pas une opinion au sens de la Constitution.
Pourtant, mթԹ՝me si cette question est abordթԹ.e de maniթԹ—re diffթԹ.rente que ne le fait la Cour constitutionnelle allemande, la question concernant la justification constitutionnelle d’une atteinte թԹ la libertթԹ. d’expression demeure. Il faut peser le pour et le contre, c’est-թԹ -dire d’un cթԹԲtթԹ. l’atteinte allթԹ.guթԹ.e թԹ un droit fondamental et de l’autre la violation, voire mթԹ՝me la nթԹ.gation, des droits de la personne des victimes. Ici encore, il peut թԹ՝tre utile de prendre en considթԹ.ration la lթԹ.gislation allemande sur la pթԹ.nalisation de la Shoah. Le point central de la lթԹ.gislation est la protection des victimes contre la diffamation et l’insulte թԹ la mթԹ.moire des personnes dթԹ.cթԹ.dթԹ.es et թԹ leurs descendants (paragraphe 189 du Code pթԹ.nal).
Il faut donc rթԹ.flթԹ.chir sur la maniթԹ—re de se dթԹ.fendre contre une telle utilisation des libertթԹ.s fondamentales qui nie ou met en danger les valeurs fondamentales europթԹ.ennes. La nթԹ.gation des crimes les plus graves, comme les crimes contre l’humanitթԹ., pթԹ.nalisթԹ.s par le droit international, ainsi que l’insulte des victimes, en font indթԹ.niablement parti. Ceci correspond թԹ l’article 1, alinթԹ.a 1c de la DթԹ.cision-cadre 2008/913/JAI du Conseil du 28 novembre 2008 sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xթԹ.nophobie au moyen du droit pթԹ.nal, lequel incite թԹ la pթԹ.nalisation de “l’apologie, la nթԹ.gation ou la banalisation grossiթԹ—re publiques des crimes de gթԹ.nocide”.
La dթԹ.cision de pթԹ.naliser le nթԹ.gationnisme ne constitue pas un prթԹ.cepte limitant les historiens et sanctionnant la recherche. L’argument selon lequel une telle loi porterait atteinte թԹ la libertթԹ. de la recherche est inexact. Une libre recherche sur les crimes de gթԹ.nocide et le travail sur les structures d’exթԹ.cution n’est possible que lorsqu’une reconnaissance et une libթԹ.ration de la question du “oui” et du “non” a eu lieu et lթԹ ou une nթԹ.gation ne reprթԹ.sente plus d’obstacle pour pouvoir se concentrer entiթԹ—rement sur la recherche. Ainsi, la recherche dթԹ.taillթԹ.e sur la Shoah n’a թԹ.tթԹ. rendue possible que parce que la rթԹ.alitթԹ. de cet թԹ.vթԹ.nement en tant que crime contre l’humanitթԹ. et gթԹ.nocide n’a jamais թԹ.tթԹ. mise en doute. La nթԹ.gation d’un gթԹ.nocide, en particulier lorsqu’elle թԹ.mane d’un Etat pour des raisons politico-stratթԹ.giques et lorsqu’elle est imposթԹ.e թԹ l’թԹ.tranger, empթԹ՝che la recherche et conduit l’argumentation թԹ des simplifications, en partie թԹ cause d’une mթԹ.connaissance des faits. Cela se montre clairement dans le cas du massacre des ArmթԹ.niens, niթԹ. depuis plus de 95 ans par les auteurs du crime et les gթԹ.nթԹ.rations suivantes.
Une loi comme celle qui a թԹ.tթԹ. adoptթԹ.e en France ouvre ainsi un espace juridique pour protթԹ.ger le savoir historique sur le crime du gթԹ.nocide, pour permettre une recherche approfondie de ce crime, et pour թԹ.viter la continuation d’une telle politique. Car, au-delթԹ de la remise en question de l’Histoire, la nթԹ.gation d’un gթԹ.nocide signifie ne pas vouloir faire abstention de la force comme moyen politique dans le prթԹ.sent et le futur. La nթԹ.gation turque ne constitue pas simplement le dթԹ.ni des pages sombres de l’Histoire. Il s’agit d’une stratթԹ.gie politique formant depuis presque cent ans la base d’une politiqueթԹ : elle est un թԹ.lթԹ.ment intթԹ.gral du processus formateur d’une identitթԹ. nationale turque.
Dans ce contexte, le refoulement du travail de mթԹ.moire sur son propre passթԹ. rend tout particuliթԹ—rement possible une politique rթԹ.pressive թԹ l’թԹ.gard des minoritթԹ.s et une violation des droits de l’homme en Turquie. Mais ce n’est pas seulement en Turquie que le nթԹ.gationnisme forme la base d’une politique թ§Չ-Չ elle est թԹ.galement un թԹ.lթԹ.ment fondateur de la conscience historique et de l’orientation politique de nombreux citoyens franթԹ«ais et europթԹ.ens d’origine turque, dont les positions politiques portent atteinte aux droits de la personne des descendants des survivants, qui ont trouvթԹ. refuge en France. Les dթԹ.putթԹ.s et les sթԹ.nateurs avaient conscience, comme le montrent les dթԹ.bats prթԹ.alables, que la nթԹ.gation des crimes de gթԹ.nocide ne peut pas թԹ՝tre considթԹ.rթԹ. comme simple expression d’opinion, mais que de telles nթԹ.gations, accompagnթԹ.es de fausses affirmations, sont de nature politico-stratթԹ.gique et ouvrent, voire perpթԹ.tuent des options d’action politiques. Les dթԹ.putթԹ.s savaient qu’ils allaient donner une rթԹ.ponse politique թԹ une stratթԹ.gie politique de nթԹ.gationnisme.
De faթԹ«on consթԹ.quente, ils ont dթԹ.passթԹ. la loi spթԹ.cifique existant depuis quelques annթԹ.es sur la pթԹ.nalisation de la nթԹ.gation de la Shoah, pour voter une loi gթԹ.nթԹ.rale, dans laquelle la nթԹ.gation de crimes contre l’humanitթԹ. au-delթԹ des cas particuliers soit punissable. A l’թԹ.gard des discussions concernant la dթԹ.cision franթԹ«aise, il est important de rappeler que, sans une position claire contre la nթԹ.gation active de graves crimes contre l’humanitթԹ., il existe un risque de porter prթԹ.judice aux valeurs fondamentales europթԹ.ennes. La lutte contre le nթԹ.gationnisme est donc aujourd’hui une tթԹ§che scientifiquement et humainement importante, et elle constitue en outre un aspect central dans la rթԹ.flexion sur le dթԹ.veloppement de stratթԹ.gies prթԹ.ventives. Car le gթԹ.nocide est un crime qui n’est pas principalement effectuթԹ. pour crթԹ.er une rթԹ.alitթԹ. pour la gթԹ.nթԹ.ration des auteurs, qu’autant plus pour les gթԹ.nթԹ.rations suivantes et leur futur.
C’est la raison pour laquelle il faut intթԹ.grer les sociթԹ.tթԹ.s hթԹ.ritiթԹ—res des responsables aussi bien dans le travail sur la mթԹ.moire que dans la responsabilitթԹ. sociale et politique. Le cթԹ.lթԹ—bre philosophe de droit allemand Bernhard Schlink a mis en lumiթԹ—re, du point de vue de l’histoire du droit, que quiconque appartenant թԹ une communautթԹ. solidaire avec les auteurs qui maintient cette affiliation aprթԹ—s le crime se rend coupable, et par la nթԹ.gation de l’acte il essaie de se libթԹ.rer de sa culpabilitթԹ.. En ce sens, la dթԹ.cision franթԹ«aise doit թԹ՝tre considթԹ.rթԹ.e comme indicatrice.
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